« Je travaille très fréquemment en industrie et ce n’est pas parce que je suis DRH que je reste dans mon bureau : je passe énormément de temps au contact des opérationnels dans les ateliers. » Pour Leïla Mechaï, DRH de transition depuis plus de 15 ans, le succès d’une mission repose notamment sur la communication et le développement d’une relation de proximité avec l’ensemble de ses interlocuteurs. Contextes internationaux, digitalisation, situations de crise… Leïla Mechaï partage sa vision des ressources humaines et du management de transition, qu’elle décrit comme une véritable opportunité de « donner une impulsion décisive ».
La crise sanitaire a bouleversé l’organisation du travail. Quel est par exemple l’impact sur la digitalisation de la fonction RH ou le contrat employeur-collaborateur ?
Pour moi, l’impact provient d’une convergence qui a provoqué un phénomène d’accélération. Nous avions déjà, avant la crise sanitaire, une tendance à la digitalisation. Pour les RH, cette digitalisation avait également pour but de renforcer l’image employeur en facilitant, par exemple, les relations administratives avec les candidats grâce au coffre-fort électronique. Tout cela commençait doucement à prendre de l’ampleur. Puis la crise Covid a tellement accéléré le phénomène qu’on s’est dit qu’il fallait absolument aller au bout de l’ensemble des processus qui avaient été engagés. Et l’idée est qu’il y a en effet une nécessité de gagner en efficacité, y compris sur le respect des nouvelles obligations légales, notamment celle de la RGPD. Au final, il s’agissait donc surtout d’accélérer des tendances de fond préexistantes. Pendant le Covid, on a beaucoup entendu parler du « nouveau monde ». Mais ce n’est pas le « nouveau monde » qui a provoqué cette digitalisation !
Il faut pouvoir montrer qu’on a un processus digitalisé moderne, dynamique et adapté.
En ce qui concerne le contrat employeur-collaborateurs pour moi, c’est un peu pareil. Nous étions déjà sur des tendances : développer la marque employeur parce que le marché du recrutement est de plus en plus tendu. Est-ce que l’on fait la différence lorsque l’on donne des « piles » de documents à remplir à de futurs salariés ? Non ! Il faut pouvoir montrer qu’on a un processus digitalisé moderne, dynamique et adapté. On a alors l’impression d’entrer dans une entreprise qui n’est pas la même que celle qui vous envoie un formulaire par courrier postal. Vous avez plus de chances d’être en phase avec la première qu’avec la seconde si vous n’êtes pas technophobe !
Il y a une sorte de compétition entre le cocon que l’on peut avoir chez soi et les « plateaux » de travail.
Vous soulevez là, la question du télétravail, qui a été extrêmement plébiscité à partir du premier grand confinement. Disons-le clairement : une entreprise qui ne le proposerait pas aujourd’hui ne serait pas dans la compétition du recrutement. Les recruteurs le savent, les questions posées par les candidats portent sur le nombre de jours de télétravail prévus dans les accords d’entreprises.
Il y a une sorte de compétition entre le cocon que l’on peut avoir chez soi et les « plateaux » de travail. Ce n’est pas lié au Covid mais avant, chacun avait son bureau individuel, puis les plateaux, un peu décriés, se sont multipliés. Enfin, pour les salariés qui habitent en région parisienne, l’économie du temps de transport fait une vraie différence. Sans oublier que les cadres au forfait-jour ont depuis longtemps leur propre « formule » de télétravail.
Autre sujet d’actualité : avec la crise de l’énergie, comment voyez-vous évoluer la fonction DRH dans le secteur de l’industrie ?
L’évolution la plus visible, c’est le fait que l’entreprise va devoir faire preuve d’imagination pour utiliser un plus grand nombre de composantes de rémunération pour répondre à l’angoisse des salariés. La prime mobilité en est un exemple. Le pouvoir d’achat est le sujet du moment. Je travaille actuellement dans un groupe où cette question tire l’ensemble de la négociation annuelle obligatoire (NAO). Il faut alors pouvoir faire la part des choses : les salariés et leurs représentants ont des exigences. La fonction DRH devra faire preuve d’innovation et de pédagogie pour compenser le regain d’inflation sans obérer la performance économique de l’entreprise.
Aujourd’hui, la difficulté que l’on a, peut-être plus encore qu’il y a quelque temps, avec cette hausse des matières premières et de l’énergie, c’est l’équilibre du compte d’exploitation.
En tant qu’entreprise, on doit distinguer le récurrent du non récurrent. En industrie, ce qu’on donne tout de suite en augmentation sur le salaire de base augmente toutes les variables qui sont calculées sur ce salaire de base. Cela représente des sommes extrêmement importantes et c’est de l’acquis définitif. Le non récurrent correspond aux mesures gouvernementales qui nous ont été mises à disposition. Aujourd’hui, la difficulté que l’on a, peut-être plus encore qu’il y a quelque temps, avec cette hausse des matières premières et de l’énergie, c’est l’équilibre du compte d’exploitation. Pour ne pas accroître le déséquilibre et aggraver la situation, il faut désormais se dire que l’on a le droit de monétiser les JRTT. Avant, c’était interdit : le repos compensateur ne se payait pas.
À présent, nous pouvons monétiser et nous avons des dispositifs favorables pour la valeur ajoutée. Puisque dans l’industrie l’énergie représente une part très importante dans les coûts de revient, l’enjeu consiste à déterminer comment on fait le distinguo entre le récurrent et le non-récurrent en termes de rémunération.
Dans tous les cas, nous avons besoin de produire pour faire du chiffre d’affaires et absorber le coût des salaires, qui sont des dépenses fixes. Si nous devions un jour arrêter la production parce que le coût de l’énergie prenait trop le pas sur le coût de revient et que l’on n’arrivait plus à absorber les augmentations, nous serions vraiment dans une situation d’urgence absolue.
Le groupe où je travaille actuellement, avant d’en arriver à des dispositions « extrêmes » consistant à limiter la production à certains moments, réunit une cellule de crise bimensuelle qui permet de se poser des questions sur les solutions permettant de réduire nos consommations d’énergie et donc nos coûts d’énergie. Nous avons trois axes :
- ce que chacun peut faire maintenant aisément (penser à éteindre la lumière en sortant du bureau, ne pas laisser le chauffage allumé en partant le soir, éteindre les écrans…),
- des mesures qui demandent un investissement raisonnable et qui peuvent être mises en place en quelques semaines,
- les mesures qui nécessitent des études et des travaux importants, et qui seront mises en place l’année prochaine.
Dans le cadre de vos missions, vous pouvez intervenir au sein d’entreprises où le climat social est parfois très tendu. Dans ce contexte, quelles sont selon vous les qualités indispensables pour réussir ?
Pour moi, ce qui est important, c’est de se faire sa propre opinion et de repérer ses interlocuteurs, ceux avec lesquels on va pouvoir travailler, ceux avec lesquels il faudra composer. Tout le monde a son opinion et il faut évidemment en tenir compte mais il ne faut pas tout prendre pour argent comptant. Il est à mon sens nécessaire de ne jamais se lasser de répéter les messages clés, à la fois en groupe et de manière individuelle auprès des salariés. Il faut aussi créer des liens avec les différents interlocuteurs, et les entretenir.
Je crois profondément en la proximité. Je travaille très fréquemment en industrie et ce n’est pas parce que je suis DRH que je reste dans mon bureau : je passe énormément de temps au contact des opérationnels dans les ateliers. La clé du succès, c’est de créer une proximité avec l’ensemble des salariés et les représentants du personnel, d’aller les rencontrer et d’échanger avec eux régulièrement, de se mettre à leur disposition pour répondre à leurs questions et leur expliquer ce qu’il se passe. En répétant les choses à plusieurs reprises, les salariés constatent qu’il n’y a plus un seul discours et qu’il est possible de créer quelque chose de constructif. Pour moi, c’est du temps et de l’énergie. Quand on a un emploi du temps chargé, il peut être difficile de se dire qu’il faut aller passer du temps dans les ateliers. Cela nécessite vraiment un état d’être spécifique. Mais le résultat parle de lui-même !
En résumé, nous n’avons jamais beaucoup de temps. Chacun vous donne sa version, vous entendez, vous confrontez à ce que vous-même vous observez, vous faites votre analyse et pour moi, il faut qu’en deux semaines vous sachiez où vous êtes et comment vous allez pouvoir vous y prendre. Il faut avoir pu se faire sa propre opinion, même si elle peut évoluer.
Vous êtes régulièrement amenée à travailler dans un contexte international. Quels sont vos conseils pour parvenir à jongler entre différentes contraintes légales et dialoguer avec des équipes multiculturelles ?
Le mot-clé, c’est la pédagogie. En fait, les interlocuteurs étrangers sont souvent assez étonnés de la manière dont les choses peuvent se passer en France, du temps nécessaire et de la complexité des procédures. Il faut donc pouvoir expliquer que l’on va parvenir à faire ce que le groupe souhaite faire, peut-être en prenant un chemin différent et pas nécessairement dans le calendrier initialement envisagé. S’agissant de règles légales, il n’y a pas de négociation possible, on ne peut pas y déroger. Il faut faire entendre à ses interlocuteurs que vous comprenez leurs besoins, leur stratégie, et que vous allez tout mettre en œuvre pour aller dans le sens de ce qu’ils veulent, en respectant la législation française, un peu plus contraignante que dans d’autres pays.
J’interviens dans des contextes de crise, donc il y a souvent un vrai besoin d’aller vite. Mes interlocuteurs savent en général qu’en France c’est compliqué. Mais entre le savoir de manière intellectuelle et le vivre, ce n’est pas la même chose. Mon rôle, c’est de rappeler régulièrement comment ça se passe, de rassurer encore et encore. Il faut simplement pouvoir dire « ce que vous auriez aimé faire en trois semaines, on va le faire en quatre mois ». Ce n’est pas le même timing. L’essentiel est de rassurer sur le fait que tout sera effectué « rigoureusement », parce que les groupes n’ont pas envie d’être ennuyés par la suite sur la manière dont ils ont déroulé leur stratégie.
Appréhendez-vous la dimension relationnelle de votre métier différemment selon le contexte et/ou la taille de l’entreprise où vous intervenez ?
Je dirais que plus l’entreprise est grande, plus cela rajoute des « couches ». Dans mon activité, je n’interviens qu’au sein de grandes entreprises, soit au moins 1 000 salariés en Europe. On se retrouve alors parfois avec de nombreuses strates de personnes à qui il faut parler, expliquer. Le relationnel est indispensable : il faut que les gens sachent ce qui se passe en France, comment on s’en sort, à quelles difficultés on est confronté et comment on les résout. Sur des sujets qui sont assez techniques, de droit social franco-français par exemple, même si vous fournissez des explications détaillées à l’un de vos interlocuteurs, il ne saura pas forcément les restituer et on va lui poser des questions auxquelles il ne saura pas répondre. Dans ces situations, nous réalisons les feedbacks ensemble.
Quand vous parlez à des DRH dans des pays étrangers, vous ne délivrez pas la même information que quand vous reportez à un DAF qui focusera sur d’autres aspects, tels que les provisions ou justifications auprès des commissaires aux comptes. Et lorsque vous avez un Directeur des Opérations ; il veut savoir comment avance la stratégie qu’il a conçue. Donc vous ne pouvez pas faire quelque chose de global, il faut orienter le discours sur le centre d’intérêt de l’interlocuteur.
Voilà déjà plusieurs années que vous avez opté pour le management de transition. Considérez-vous désormais que ce mode de travail est celui qui vous convient le mieux ?
Je suis vraiment exclusivement orientée management de transition. Ce que je trouve intéressant et la raison pour laquelle je continue dans cette forme de travail, c’est que j’ai l’impression que mon rôle, c’est de donner une impulsion décisive à un moment donné, dans un contexte très particulier et qui permet de débloquer une situation.
Je ne construis pas sur le long terme, mais mon mode d’excellence c’est celui-là : celui de l’intensité sur des moments plus courts.
Si l’on nous appelle, nous managers de transition, c’est pour quelque chose de, au sens propre du terme, extraordinaire. On n’est pas dans une gestion ou un projet du quotidien, on vient rétablir un fonctionnement normal de l’entreprise. On apporte sa contribution sur une difficulté particulière et cela permet à l’entreprise de continuer dans de bonnes conditions. Ceux qui aiment les CDI vous diraient « oui, mais moi je construis sur le long terme » et c’est vrai, ils ont raison. Moi je ne construis pas sur le long terme, mais mon mode d’excellence c’est celui-là : celui de l’intensité sur des moments plus courts.
> Et si vous deveniez manager de transition avec Valtus ?
Quelle est votre définition d’une mission de management de transition réussie ?
Quand j’ai rétabli le fonctionnement normal dans un secteur en particulier qui avait besoin d’être stimulé et challengé, j’ai alors un vrai sentiment de satisfaction. Et le client aussi parce que là, ça y est, ça fonctionne, il peut poursuivre dans son quotidien à lui. Donc c’est ça pour moi la mission réussie.
Trouvez-vous que le fait d’être une femme soit un atout pour intervenir en tant que manager de transition dans le secteur de l’industrie ?
Je trouve que c’est un réel avantage. Les femmes, par rapport aux hommes, n’ont pas la même façon de penser et d’appréhender les situations. Il n’y a pas de mieux ou de moins bien, c’est juste que la diversité, pour aborder une situation complexe, est forcément source de richesse. Ça fait la différence d’être une femme, ça c’est sûr, parce que l’industrie, ce n’est pas forcément le métier vers lequel les femmes se tournent spontanément. Donc quand vous avez une femme en face de vous qui est passionnée par l’industrie, cela intrigue un peu.
Quand vous arrivez dans une usine, vous voyez très peu de femmes dans le comité de direction.
Il m’est arrivé, notamment dans une récente mission dans l’automobile, d’entendre « pour une femme, le contexte est difficile, vous ne vous rendez pas compte. On préfèrerait prendre un homme parce que c’est plus rassurant, il saura mieux s’y prendre ». Finalement, je leur ai démontré que j’étais capable d’apporter quelque chose et de répondre à leurs problématiques. Et puis ils ont tenté. Au départ, cela a été très timide mais à la fin ils ont trouvé très intéressant que ce soit une femme qui intervienne. À nos niveaux de poste, une femme peut impressionner dans l’industrie. On a moins l’habitude d’avoir dans une femme dans une direction générale. Quand vous arrivez dans une usine, vous voyez très peu de femmes dans le comité de direction. Quand vous aimez l’industrie et que vous vous dites que vous allez œuvrer dans ce dans ce secteur, cela signifie forcément que vous avez du caractère.